Vie courante
Autour de l’œuvre
Le Poisson-Scorpion
Nadège
La symbolique de la voiture dans « L’usage du monde » de Nicolas Bouvier
Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le symbole [1].
Charles Baudelaire
Si Charles Baudelaire nous a dépeint la vie parisienne par ses tableaux, c’est bien sur les routes que nous emmène Nicolas Bouvier dans son premier roman. A bord de sa Fiat Topolino, il nous entraîne à l’Est à la découverte de pays encore peu visités à son époque. C’est une ouverture vers tout un monde du sensible et de la poésie que nous offre l’écrivain- voyageur genevois. Cette immense périple se poursuivra sur les routes, alors que l’automobile se démocratise et rend les déplacements bien plus aisés.
J’avais la chance d’avoir cette petite voiture très robuste, la Topolino, que j’ai entièrement démontée et transformée en huit mille pièces, que j’ai toutes lavées et graissées. Et je l’ai entièrement remontée, comme un immense Mécano. […] Une fois cette opération réalisée, comme Thierry était souvent venu travailler avec moi, cette voiture n’avait plus beaucoup de secret pour nous [2].
Dès lors, même si l’attrait de la vitesse n’intéresse pas du tout notre auteur, qui préfère le rythme de la marche, Nicolas Bouvier et son compagnon Thierry Verney choisiront cette petite Fiat pour se lancer dans ce voyage[3]. Incarnation de la liberté, surtout après des années de guerre qui avaient rendu les frontières hermétiques, l’automobile permet tout de même de s’évader vers l’inconnu très librement. Celle-ci est propice aux voyages en zigzag, à la fantaisie des itinéraires et des rencontres qui vont se multiplier durant ce projet. Aussi, ce seront les routes de l’Est qui fascine tant Bouvier qui aiguilleront le voyage des deux amis durant plus d’un an et demi.
Dès lors que ce périple va se prolonger durant de nombreux mois et que la voiture prend une place de plus en plus importante dans la vie des deux voyageurs, du fait de la longueur des trajets passés dans son habitacle, ainsi que son rôle primordial afin d’atteindre l’étape suivante, la Fiat Topolino joue un statut tout particulier qui se rapproche d’un troisième protagoniste. La symbolique qui l’entoure se crée du fait même qu’elle est le compagnon indispensable sur lequel on compte dans les nombreux moments difficiles qui émaillent le voyage. C’est en suivant ce fil rouge que nous allons tenter dans ce travail d’établir dans une première partie les différentes modalités d’apparitions de la voiture dans l’Usage du monde, pour ensuite analyser quelle est la symbolique qui est véhiculée par cette automobile qui se trouve au cœur du roman de Nicolas Bouvier.
Lors d’un voyage, le moyen de transport utilisé est essentiel et la manière dont on en fait le récit revêt d’autant plus d’importance. Nicolas Bouvier et son ami Thierry Verney choisissent pour leur part la voiture et nous allons donc tenter de dresser le tableau des différentes représentations et différents rôles accordés à l’automobile dans ce roman. Sur le plan narratif, il est intéressant de relever que c’est la voiture qui prend en charge les péripéties [4].
La longue traversée qui passe par la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, l’Azerbaïdjan, puis se poursuit en Iran, au Pakistan et finalement en Afghanistan est entraînée par la Fiat Topolino. Ce parcours sera pourtant jalonné de nombreux temps d’arrêt lors de pannes ou suivant les conditions météorologiques, ce qui nous à amener à partager notre tableau en deux catégories principales. Soit, lorsque la voiture est en mouvement et d’autre part, lorsque celle-ci se trouve immobilisée. Nous parlerons encore très brièvement de l’attraction que cette voiture a pu avoir dans les différents lieux où elle est passée.
Dès la première phrase de l’avant-propos, la voiture est déjà présupposée mais sans être énoncé explicitement, ce qui démontre son importance, bien sûr du fait que le voyage se fasse en voiture, mais également parce que c’est un élément que l’on veut mettre en avant. Aussi, Nicolas Bouvier commence ainsi : « J’avais quitté Genève depuis trois jours et cheminais à toute petite allure quand à Zagreb, poste restante, je trouvais cette lettre de Thierry [5] ». Dès lors, il est intéressant de noter qu’avant que le roman ne débute à proprement parler, la voiture est déjà en mouvement et paradoxalement c’est lorsque celui-ci commence réellement qu’elle s’arrête : « Minuit sonnait quand j’arrêtai la voiture devant le café Majestic. [6] » Cette brève halte permet les retrouvailles avec Thierry Verney et indique le seuil du grand périple qui les attend. D’ailleurs, sitôt arrivé dans le café, « on reprit la voiture [7] » ; le voyage est lancé !
Durant cette première partie du voyage, la voiture ainsi que le récit des déplacements restent relativement discrets. Aucune difficulté ne survient, quelques badauds sont intrigués par l’automobile, « Les uns touchent le pare-brise d’un doigt timide, d’autres pouffent pour des riens [8] », mais d’une manière générale c’est un élément secondaire à côté du récit des rencontres faites en chemin. Elle survient dans le récit ponctuellement, n’est pas décrite avec détail et surtout est toujours utilisée comme objet ou moyen de l’action mais jamais comme sujet. Pour exemple, lorsque Nicolas et Thierry arrivent à Constantinople, « Le matin même de l’arrivée, nous avions passé la voiture sur la rive d’Asie […] [9] ». C’est seulement en prenant la direction de l’Asie, que les deux amis peuvent prendre conscience de ce qui les attend : « Seule une légère différence de matière et la trace des camions distinguent la route de terre de la terre brune qui l’entoure et s’étend à perte de vue. […] Cette fois, le monde a changé d’échelle, c’est bien l’Asie qui commence ! [10] » Cette nouvelle étape signale également un changement de relation avec la voiture.
La Fiat Topolino va ralentir son allure à partir des plateaux anatoliens du fait des conditions des routes qui se dégradent et c’est précisément à ce moment-là que la description de la route et des différents véhicules prend en importance. La longueur des trajets sur les pistes carrossables est éreintante et une tension s’installe dans l’habitacle de la voiture : « Thierry arrêta la voiture en blêmissant ; j’avais eu la même crainte que lui : nous avions dû perdre de l’huile et les pignons du différentiel se mangeaient en chauffant. [11] » Finalement, ce ne sera rien mais la crainte de la panne accompagne tout leur voyage. Ici on voit les prémices du nouveau rôle déterminant que jouera la voiture durant tout le reste du récit.
Lors des passages de col, la route devient un vrai enfer car la petite Fiat n’est pas assez puissante et « juste avant qu’il (le moteur) ne cale, je secoue Thierry qui saute, et pousse tout en dormant. [12] » La manœuvre se répètera des dizaines de fois durant le voyage, jusqu’aux limites du soutenable. Pour cause, les trajets se prolongent parfois sans fin et la petite voiture se transforme en couchette improvisée ; « C’est mon tour de dormir. Dormir dans la voiture, dormir, rêver sa vie, le rêve changeant de cours et de couleur à chaque cahot, […] [13] » La Fiat Topolino qui est l’élément central entre Istanbul et la frontière iranienne, moyen de transport, lieu de vie, de rencontre, sera éclipsée durant tout l’hiver alors que les deux amis sont bloqués à Tabriz : « Pour repartir vers l’est, il aurait fallu une jeep ; mais pour rester, il fallait un permis […] [14] ». On perçoit en quelle mesure c’est la voiture qui apporte le mouvement et quel rapport affectif elle a gagné avec les deux voyageurs qui passent par toutes les émotions dans son habitacle lors des passages de col.
Shahrah : highway… but, there are no ways in Iran, high or otherwise [15].
Colonel C. D. Philott
Après cette ellipse hivernale, la voiture reprend sa place prépondérante sur les routes de l’Est qui sont véritablement chaotiques. La description de l’état des routes devient de plus en plus précise et prend une place importante dans le récit : « Celle qui va de Tabriz à Mianeh, par exemple, sur une vingtaine de kilomètres, le passage des camions l’a transformée en chemin creux. Deux ornières profondes et, au milieu, un remblai de glaise et de moellon. […] Il faut soulever la voiture et la sortir de son rail pour donner passage aux camions. [16] » C’est un véritable travail d’endurance que représente le voyage sur ces pistes, autant pour les hommes que pour la mécanique, et les efforts consentis pour avancer rendent les deux amis particulièrement attentifs à la petite voiture. Alors qu’ils arrivent à Ispahan « avec un ressort arrière brisé », Nicolas Bouvier essaie de soulager la voiture, présentée comme « malade », alors qu’il est lui-même « assommé de fatigue [17] ». On sent une convergence entre la voiture et ses utilisateurs, comme si celle-ci était douée d’une conscience et pouvait ressentir les épreuves qu’ils endurent.
D’ailleurs, c’est la Fiat Topolino qui prend en charge les péripéties que l’auteur rechigne à assumer, comme dans l’exemple suivant : « Au bas de la falaise, la voiture franchit sur l’élan le lit à sec de la rivière et s’arrêta, plus morte que devant. [18] » Ici, la voiture est le sujet même de l’action et c’est elle qui prend l’initiative de sauter la rivière. La suite du voyage est constamment interrompu ou ralenti excessivement par des épisodes qui poussent les voyageurs dans leurs derniers retranchements : « Pour trente mètres de sable presque liquide : décharger le bagage de façon à alléger la voiture ; pelleter et égaliser ; ramasser des brindilles et des cailloux pour paver piste, puis couvrir cette armature avec tous les vêtements qu’on possède ; dégonfler le pneus, embrayer et pousser en hurlant pour amener l’air aux poumons ; regonfler les pneus et refaire le bagage. [19] »
La première panne qui est mentionnée dans le voyage se passe à Erzerum, mais relève encore de l’anecdotique par rapport aux difficultés futures : « Toute la soirée, nous avions travaillé avec deux chauffeurs de camion bénévoles à réparer l’allumage qui ne donnait plus. A minuit, c’était fait et la voiture tirait comme un tracteur. [20] » On peut néanmoins déjà relever la bienveillance des chauffeurs qui ne sera pas démentie par la suite et les liens privilégiés que Nicolas et Thierry pourront avoir avec eux dans les moments difficiles.
Ces pannes vont se multiplier au fur et mesure du trajet et font ainsi partie intégrante du récit. D’ailleurs Nicolas Bouvier en relativise la gravité après avoir observé les caravanes qui traversent les déserts persans : « A des allures d’animaux de trait ils (les camions) cheminent, parfois pendant des semaines, […] et tout aussi sûrement vers des pannes et des ruptures qui les immobilisent pour longtemps encore. Le camion devient alors maison. [21] » Temps d’arrêt presque programmés, pourrait-on dire, ils sont totalement intégrés dans la narration et permettent la découverte d’autres aspects de leur environnement naturel et humain. Ainsi, « au bout de deux jours et demi, trouvé la panne et réparé. Ceux qui nous avaient aidés- certains pendant une nuit entière- ne voulaient pas d’argent ; ils auraient voulu un peu de musique, mais l’accordéon était plein de sable. [22] »
Loin d’être anecdotiques dans le roman, c’est peut-être durant ces haltes obligées que les deux amis sont confrontés le plus radicalement à la réalité orientale, bien différente de celle qu’ils connaissent en Europe. Bloqués parfois dans des endroits reculés et sans assurance de pouvoir poursuivre leur chemin, ils font la rencontre de figure presque mythique : « Ramzan Sahib classait des factures en chantonnant d’une voix forcée. C’était un géant noir comme la poix, avec une tignasse léonine, des paumes roses, un masque régulier et superbe. Un as de la mécanique aussi, […] [23] » Dans ce nouvel univers, les repères changent, « Les tacots les plus rebutants, ils les démontent, les renforcent avec des pièces arrachées aux camions, les transforment en blindés increvables. [24] » Ainsi, ces temps d’arrêt imposés par les pannes qui jalonnent leur périple sont également des moments privilégiés de rencontre, largement mis à profit par l’auteur en dehors des haltes programmés dans les différentes villes.
Nous venons de le voir, les pannes répétées de la voiture ont obligé les deux amis à s’arrêter, ce qui n’a pas manqué d’attirer des curieux toujours prêts à mettre un coup de tournevis. Cependant, nous pouvons généraliser l’attrait que draine cette petite voiture dans cet immense périple. Que ce soit sur les routes ou en arrivant dans les localités, on s’attarde autour de cette étrange équipe : « Une petite voiture encadrée par deux coureurs qui la manœuvre de l’extérieur, ça retient quand même l’attention. Les camions qui venaient d’Erzerum la connaissaient déjà par les récits de ceux qui nous avaient dépassés la veille. [25] » Aussi, la voiture et son équipage semblent un élément hors du commun et pas du tout adapté à l’environnement dans lequel ils évoluent.
Cette curiosité qu’ils inspirent aux différentes personnes rencontrées sur leur route sera d’autant plus présente qu’ils font inscrire sur la portière gauche de la Fiat Topolino un quatrain du poète persan Hafiz :
Même si l’abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu’il n’existe pas
de chemin sans terme
Ne sois pas triste [26]
« Sur notre passage, on voit les prunelles s’arrondir et les mâchoires tomber. […] Retrouvé, aux étapes, ces meutes de curieux serrés autour de la voiture, et le flic qui déchiffre laborieusement sur notre portière cette inscription qui pourrait être subversive. Dès le second vers, le public enchaine en chœur, […] [27] » Les deux jeunes hommes ne s’y sont pas trompés, la popularité de la poésie en Iran leur permettra sans doute de poursuivre leur chemin sans encombre.
Ainsi, nous pouvons constater que la voiture ne joue pas le seul rôle d’un moyen de transport désincarné dans le récit entre une découverte et une autre, mais ses trajets et ses pannes également donnent le rythme de la narration. D’ailleurs, l’importance qui lui est accordée dans le récit est, si l’on veut, justifié par la curiosité qu’elle entraînait tout au long du voyage, en tant qu’élément externe à l’environnement parcouru.
Le récit de voyage est intimement associé à une vision du monde et celle-ci est, elle- même, largement conditionnée par le rapport à vitesse qu’entretien le voyageur durant son périple. Les changements d’échelle dans l’espace entraînent une nouvelle perception du temps et Nicolas Bouvier nous montrera sa prédilection de la lenteur, qui permet de ne pas fragmenter les perceptions par un survol trop furtif mais renforce l’unité d’impression de l’environnement. Ce consentement à la lenteur est particulièrement perceptible dans l’Usage du monde, dont le rythme de narration est en grande partie calqué sur la vitesse de locomotion, d’une manière mimétique [28].
Nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur. Le toit ouvert, les gaz à main légèrement tirés, assis sur le dossier des fauteuils et un pied sur le volant, on chemine paisiblement à vingt kilomètre-heure à travers des paysages qui ont l’avantage de ne pas changer sans avertir ou à travers des nuits de pleine lune qui sont riches en prodiges [29].
Cette vitesse permet de voir le monde tel qu’il est et de s’attarder à l’essentiel pour Nicolas Bouvier, soit de se laisser guider par son environnement et non de lui imposer les clichés et les pensées toutes faites que nous apportons dans nos bagages. Cette lenteur consciencieusement recherchée rend l’être poreux, ce que décrit Nicolas Bouvier en ces termes :
[…] je regardais ces incroyables steppes, ces plaines, ce grand vide qui m’a toujours fait rêver, en l’associant à une notion temporelle […]. Il y avait là une dilution du temps dans l’espace que je trouvais absolument fascinante [30].
Pourtant ce temps et ces distances qui se dissolvent, si elles possèdent un pouvoir d’attraction, sont également une épreuve que les deux amis découvrent durant leur périple en voiture. Alors que la chaleur est insoutenable durant la traversée des déserts, alors que les rampes pour accéder aux différents cols semblent interminables, c’est la volonté qui tient les deux amis. En effet, le choix de mode de transport implique des désagréments qu’il n’est pas toujours facile d’assumer et dont nous percevons une infime partie dans le récit.
Il faut bien mesurer l’importance stratégique que suppose la panne mécanique dans la narration pour comprendre l’évolution du récit. Peu présente dans la première partie, elle va progressivement se multiplier jusqu’à devenir une sorte d’ombre qui plane au-dessus de chaque trajet et peut intervenir à chaque instant. Cette panne fait écho des défaites et des déroutes subies durant le voyage qui vont peu à peu rendre la traversée plus périlleuse et fatigante. Ces pannes vont bien sûr fragiliser le voyageur qui n’est jamais de toucher au but, mais d’autre part vont l’inciter à aller chercher l’énergie au plus profond de lui. Elles l’incitent à être encore plus attentif à ce qui l’entoure et cette inclinaison sera mise en lumière dans le texte par l’évolution du rapport à la voiture. En effet, partant d’un objet complétement désincarné et à seul but utilitaire, la voiture va progressivement gagner en détail tout d’abord, en importance dans le récit jusqu’à en devenir un élément primordial. La frontière entre véhicule et compagnon de voyage s’atténue du fait de la vie commune que les Nicolas et Thierry doivent passer dans cette minuscule voiture. Comme eux, elle a passé par toutes les épreuves et n’en n’est d’ailleurs pas sortie intacte. Il faut être« assis sur le capot pour soulager la voiture malade [40] », signe que l’on prend soin d’elle car elle est nécessaire. Néanmoins, cela trahit un rapport qui va plus loin. On fait même le pas en anthropomorphisant le véhicule, paradoxalement pour annoncer sa mort ici.
Au bas de la falaise, la voiture franchit sur l’élan le lit à sec de la rivière et s’arrêta, plus morte que devant. Pendant deux heures on travailla dans le moteur et sous la voiture ; vainement. Allez trouver un court-circuit sous ces croûtes de poussière grasse, quand la sueur vous dégouline dans les yeux [41] !
Ce rapport très étroit qui lie ainsi homme et machine est d’autant plus fort que l’on ne peut pas compter que sur ses propres forces, mais que l’on doit déléguer une partie de la réussite du voyage, voire de sa propre survie à une machine. Ceci implique une fragilisation qu’il faut essayer de contrôler un maximum en prenant soin de la voiture par exemple. Dès lors, les fréquentes pannes et les passages au garage qui s’ensuivent sont des éléments inscrits dans le déroulement même d’un voyage en voiture. La place que prennent ces arrêts imposés dans le récit en témoigne mais entraîne en fin de compte un contact privilégié avec les différentes personnes qui viennent s’essayer à l’art du rafistolage et que Nicolas Bouvier mettra à profit.
La plupart de ces mécanos sont d’anciens camionneurs qui ont vu du pays ; leurs lieux, leurs souvenirs, leurs amours sont distribués sur une vaste province. Cela vous fait des gens éclairés et portés sur le rire. Impossible de travailler avec eux sans s’en faire des amis [42].
Aussi, la voiture est progressivement transformée par les différentes couches des réparations. On perçoit ici l’évolution de l’objet technologique européen qui se laisse transformer par les différents mécanos rencontrés sur le chemin. Alors même que l’objet est à la pointe de la mécanique, il se trouve non adapté à ce nouvel environnement et ne peut que se modifier en partie s’il veut continuer à fonctionner correctement. Pour sa part, le voyageur est lui aussi obligé de se métamorphoser s’il veut vivre et comprendre ses nouveaux interlocuteurs. Les couches s’accumulent lors des rencontres et transforment l’homme en profondeur.
Cette métaphore, Anne Marie Jaton a très bien su exprimer par ces mots : « La saisie du monde de l’écrivain passe à travers une diminution progressive des mécanismes occidentaux de compréhension rationnelle, en faveur d’une appréhension toujours plus nettement fondée sur les sens et sur l’instinct. [43] » Finalement, cette diminution nous la percevons d’une manière éclatante par les moyens utilisés pour réparer cette vieille carcasse qui se fait plus à l’instinct que suivant un plan. Comme le dira Nicolas Bouvier, « en mécanique comme en toute choses, on a toujours trop de respect. [44] » Ainsi, c’est bien tout l’être du voyageur occidental qui est chamboulé dans cet univers qui ne se plie pas à logique rationnel, ce qui peut le mettre en danger. « Voyager comme je l’ai fait n’est pas une activité innocente. Vous êtes parfois mis dans des situations très dangereuses où vous êtes obligés de sortir vos atouts […] [45] », seulement comment faire lorsque ceux-ci sont devenus inopérants dans cette partie du monde ?
Si vous vous foutez à l’eau, faites-le sans bouée car avec une bouée vous serez noyé [46].
Comme nous le rappelle ici Nicolas Bouvier, le voyage pousse parfois dans ces situations, qui comportent du danger et sortent de la zone de confort. Dans ces moments, il ne sert à rien de s’accrocher à des méthodes ou des formules toutes faites, mais il faut suivre son instinct et se rapprocher au maximum de la réalité de l’endroit pour espérer s’en sortir.
Nous pourrions tirer un parallèle entre d’une part, cette automobile, symbole de la technologie européenne, qui sera peu à peu transformée par les différentes réparations effectuées le long du voyage et d’autre part la figure du voyageur, soit Nicolas Bouvier, qui passe également par des phases de maladie et de rémission durant lequel l’esprit rationnel et analytique européen est mis à l’épreuve du monde oriental [47]. Dans l’Usage du monde, la panne est symptomatique d’un dysfonctionnement de la voiture portée à bout, mais également du malaise du voyageur porté dans ses derniers retranchements par la rudesse et la longueur du voyage.
Cette figure de la voiture permet la lente construction du récit et donc de l’état d’esprit de son auteur. Celle-ci véhicule les thèmes que Nicolas Bouvier vit au quotidien et met en lumière dans ses textes ; musicalité intrinsèquement liée à son existence, lien fondamental au réel recherché tout au long de ses voyages et finalement construction de soi-même par les malaises et rétablissements que l’auteur a pu vivre tout au long de son périple, à l’image de la Fiat Topolino qu’il faut constamment réparer mais qui tient bon, coûte-que-coûte. Ceci n’est qu’un début puisqu’ils poursuivront leur chemin à travers toute l’Inde, dont « l’odeur mûre et brûlée [48] » leur parvient déjà en effluves…
BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, Paris, La Découverte/ Poche, 2014.
BOUVIER Nicolas, Routes et Déroutes, Genève, Métropolis, 1992.
BAUDELAIRE Charles, Le Spleen de Paris, Paris, NRF Gallimard, 2006.
COGEZ Gérard, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Edition du Seuil, 2004.
JATON Anne Marie, Nicolas Bouvier : Paroles du monde, du secret et de l’ombre, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011.
LAUT François, Nicolas Bouvier : L’œil qui écrit, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010.
PASQUALI Adrien, Le tour des horizons : critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994.
PASQUALI Adrien, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, Genève, Zoé, 2009.
Récits du dernier siècle des voyages : De Victor Segalen à Nicolas Bouvier, études réunies par Olivier Hambursin, Paris, Presses de l’université Paris- Sorbonne, 2005.
RIDON Jean-Xavier, Le Poison- Scorpion de Nicolas Bouvier, Gollion, Infolio Le Cippe, 2014.
[1] BAUDELAIRE Charles, Le Spleen de Paris, Paris, NRF Gallimard, 2006, p. 94.
[2] BOUVIER Nicolas, Routes et Déroutes, Genève, Métropolis, 1992, pp. 70- 71.
[3] JATON Anne Marie, Nicolas Bouvier : Paroles du monde, du secret et de l’ombre, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011, p. 40.
[4] JATON Anne Marie, op. cit., p. 41.
[5] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, Paris, La Découverte/ Poche, 2014, p. 7.
[6] Idem, p. 13.
[7] Idem, p. 14.
[8] Idem, p. 54.
[9] Idem, p. 81.
[10] Idem, p. 89.
[11] Idem, p. 91.
[12] Idem, p. 93
[13] Ibidem.
[14] Idem, p. 115.
[15] Cité dans BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 206.
[16] Ibidem.
[17] Idem, p. 232.
[18] Idem, p. 237.
[19] Idem, p. 269.
[20] Idem, p. 110.
[21] Idem, p. 206.
[22] Idem, p. 262.
[23] Idem, p. 282.
[24] Idem, p. 282.
[25] Idem, p. 102.
[26] Cité dans BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 223.
[27] Idem, p. 231
[28] PASQUALI Adrien, Le tour des horizons : critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994, pp. 26- 28.
[29] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 51.
[30] BOUVIER Nicolas, Routes et Déroutes, op. cit., pp. 89- 90.
[31] JATON Anne Marie, op. cit., p. 38.
[32] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 115.
[33] COGEZ Gérard, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Edition du Seuil, 2004, p. 195.
[34] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 273.
[35] PASQUALI Adrien, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, Genève, Zoé, 2009, p. 131.
[36] Cité dans PASQUALI Adrien, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, op. cit., pp. 138- 139.
[37] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 90.
[38] Idem, p. 270.
[39] Idem, p. 224.
[40] Idem, p. 232.
[41] Idem, p. 237.
[42] Idem, p. 284.
[43] JATON Anne Marie, op. cit., p. 42.
[44] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 243.
[45] BOUVIER Nicolas, Routes et Déroutes, op. cit., p. 85.
[46] Idem, p. 161.
[47] PASQUALI Adrien, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, op. cit., p. 118.
[48] BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, op. cit., p. 375.